Un atlas sensible des gestes de l’attention
Franck Micheletti est le chorégraphe de la Cie Kubilai Khan Investigations et programmateur du festival Constellations. Il porte les enjeux de transition écologique depuis une vingtaine d’année et questionne la qualité des territoires et des relations à travers les formats et les contenus artistiques qu’il propose. Son travail privilégie les éléments de décors naturels, s’appuie sur les lieux et les infrastructures existantes, questionne l’identité côtière du lieu dans lequel il vit et travaille.
Comment embarquez-vous les artistes à inscrire leurs gestes artistiques dans les espaces que propose le festival Constellations ?
Je vais voir les œuvres, puis, dans un échange avec l’artiste, j’évalue son envie, sa capacité à adapter son geste chorégraphique en dehors d’une scène appuyée de techniques importantes et si cela est pertinent pour la trajectoire de la pièce. Parfois cela nous emmène à programmer une autre pièce du répertoire du chorégraphe qui serait plus en phase avec les espaces proposés. Nous discutons ensemble pour identifier des adaptations qui ne sont pas des réductions mais de réelles ouvertures qui enrichissent la proposition chorégraphique en s’accordant plus précisément avec l’esprit du lieu.
Et est-ce facile de faire sortir les artistes des plateaux ?
Ce n’est pas si difficile de trouver des œuvres où la technique n’est pas un élément prépondérant. D’autre part, l’intérêt des artistes pour d’autres scènes s’est accru depuis quelques années. Ils proposent souvent des spatialités inédites et moins conventionnelles. Certains artistes déploient leurs recherches pour collecter d’autres types d’expériences qui nourrissent et bougent les lignes, les formats et les relations. Qu’est-ce que danser ? Cela reste très ouvert. Quels chemins nos expressions dansées vont-elles emprunter ? Raccorder quels mondes ; avec qui, pour qui ? Quelles transformations, ces danses et ces formes de créations vont-elles indiquer comme autres directions ? Quelles places auront-elles dans les différents territoires ?
Il me paraît important de tenter de contrecarrer les systèmes de normes qui s’emparent de nos comportements, de nos esprits et mettent en œuvre une concurrence généralisée. À notre échelle avec le festival Constellations nous essayons de favoriser ces démarches, de formuler des expériences et de trouver des foulées qui nous éloignent un peu des formats trop établis.
Comment transmettez-vous vos convictions aux publics ?
Il me semble que les publics de Constellations aiment être surpris par l’audace et la pertinence des propositions. Ils apprécient cette proximité, le fait qu’il n’y ait pas de coulisses, que les artistes soient de plain-pied avec eux. Nous avons réalisé treize éditions, ils ont reconnu des choix de programmations qui font place à des univers singuliers qui font scintiller la multiplication des langages et des approches incarnées et vivaces. Le festival se déploie sur plusieurs sites. Chaque jour propose une autre façon de faire lieu. Danser n’est pas seulement un acte de création ou de représentation. C’est aussi une expression collective qui traverse nos moments de vies, parfois manière de faire corps ensemble et se relier.
Que faisons-nous ensemble dans nos territoires de vies ? Comment considérer l’enchâssement de toutes ces lignes de vie ? Danser entraîne à penser le corps comme un champ de relations, un ensemble de processus et de devenirs.
Nos différentes cultures façonnent les représentations que l’on prête à nos corps. Corps qui naviguent dans des mondes conçus et s’inscrivent parmi des langues, des récits, des normes, des permissions et des codages. Ils sont souvent une cible, un enjeu, pris par les mécanismes de pouvoir, de contrôle qui l’investissent et le transforment. Devant les urgences de notre temps, soyons attentifs à ce que la transition socioécologique ne soit pas l’habillage vertueux d’un cadre fortement technocratique qui poursuivrait via la recomposition verte du capitalisme (appelons cela son verdissement) le formatage des choses, des êtres, des collectifs et des territoires.
Comment mettez-vous votre travail au service du « faire ensemble » et du « faire autrement » pour relever le défi du changement climatique ?
La danse peut être un point d’appui pour penser le déploiement des multiplicités. Cette expression peut nous aider à trouver les bonnes distances, à laisser de la place à tout ce qui nous entouren et ainsi appréhender plus justement les différents modes d’existence. Je tente toujours avec ma compagnie Kubilai Khan Investigations de trouver du temps et de l’espace pour de nouvelles rencontres. Je travaille régulièrement avec des parcs nationaux régionaux, avec des agences d’urbanisme, des architectes, des chercheurs en sciences sociales en instaurant des dialogues ouverts vers de nouvelles ententes et compréhensions face aux défis qui s’annoncent à l’horizon.
Je détaille ici un exemple : un duo réalisé avec le géographe Michel Lussault sous forme de balade chorégraphique. Les participants sont invités à déchiffrer l’espace, ses traces, ses rythmes, ses circuits grâce à différentes approches : sensorielles, géographiques, corporelles, philosophiques. Ces balades défont doucement la position et le statut de spectateur et proposent une participation ouverte et active.
Le monde n’est pas une machine. Prenons le temps de ménager notre maison collective. Veillons à cette respiration et cet entrelacs de relations qui relient nos milieux et leurs (a)ménagements. Nous sommes pris dans les tenailles de contradictions insoutenables. Cette crise écologique sans précédent est aussi une crise politique, sociale, anthropologique, existentielle. Cela nous engage à un autre rapport au monde. Nous devons être vigilants car la tentation de produire du discours dessus sans engagement est une manière d’échapper au réel qui nous rattrapera. Nous nous devons de modifier de façon importante nos manières d’agir ensemble.