Se reconnecter au vivant !
Fanny Soriano, co-créatrice de la compagnie Libertivore, questionne nos ignorances, les notions de cycle et de progrès, interroge le positionnement des êtres humains entre eux et dans leur écosystème, expérimente de nouveaux matériaux et de nouveaux processus de création. Elle partage sa façon de prendre part dans la construction de nouveaux récits qui rendent la transition écologique moins anxiogène, plus désirable.
Hêtre, Phasmes… Vos projets artistiques font depuis toujours référence à la nature et au vivant. Pouvez-vous nous raconter votre cheminement ?
Quand je parle de ma démarche, je commence par reconnaître mon ignorance et mon impuissance. Si je sais que je ne connais pas, alors d’innombrables possibilités s’offrent à moi, je suis disponible à beaucoup de choses.
Je trouve important de mentionner cela en introduction. Pour moi, se reconnecter au vivant c’est accepter l’incertitude, une certaine forme d’humilité, de lâcher-prise. Et ce n’est pas grave. Nous pouvons être éblouis par un arbre sans avoir besoin de le comprendre. Il me paraît essentiel de renouer avec notre capacité d’émerveillement.
Nous devons donc sortir de l’esprit cartésien ?
Exactement. Mon père qui était ingénieur, m'a parlé un jour de fractales, ces objets mathématiques qui incluent une forme de chaos. J’ai senti sa fascination pour cette chose qui obligeait son mental à accepter de ne pas pouvoir tout contrôler. Quand il y a eu toutes ces perspectives de catastrophes apocalyptiques, j'ai créé « Fractales » pour dire que le chaos est rempli d'espoir car il annonce une renaissance. Je voulais donner une vision plus positive du changement inhérent à cette nature qui est en perpétuel mouvement, où tout se recycle, où la fin d'une chose est le commencement d'une autre.
Aujourd’hui, vous prenez part à un groupe réunissant des artistes et des chercheurs qui travaillent sur les sciences de la prédiction : le GAES. Comment cela se passe-t-il ?
J’ai été choisie justement parce que je suis dans une dynamique de questionnement autour du vivant et de notre rapport à l’environnement.
Lors de la première rencontre du groupe de travail, organisée par l'Hexagone, scène nationale près de Grenoble, le flot de données alarmistes fournies par les scientifiques m'a à la fois boostée et un peu assommée.
Nous avons une seconde rencontre prévue avec d’autres scientifiques, ensuite, il est demandé aux artistes de rendre un « rapport d’étonnement ».
Je suis allée à cette rencontre pour réinterroger mon positionnement par rapport à l’écologie et le sens de mes actions. Ça m'a confrontée à mes propres difficultés, mes limites. En même temps, je me suis rendu compte que je faisais déjà plein de choses.
Qu’est-ce que cette rencontre a provoqué chez vous, qu’est-ce que cela vous a inspiré ?
Ces échanges m’ont bouleversée. Certes, nous, les artistes, devons prendre part dans la construction de nouveaux récits, mais nous n’allons pas pouvoir sauver le monde tout seul.
J’ai trouvé dans ces rencontres d'autres façons d’agir, de créer du lien. Cela a engendré aussi beaucoup de questionnements : ce rapport frontal au public dans le spectacle est-il satisfaisant ? Ne pourrait-on pas imaginer un autre moyen pour que les gens se retrouvent ? Beaucoup de spectacles parlent d’écologie, mais ce qui manque, c'est d'aider les gens à réinventer une façon d'être ensemble et d’être actifs.
J'aimerais développer tout un jeu que j’ai créé avec des fougères. Il s’agit d’un petit protocole artistique extrêmement simple qui rend les gens tellement heureux ! C'est un atelier participatif avec un élément du vivant autour duquel on se regroupe et qui fascine tout le monde. Cette jolie métaphore démontre qu’on n’a pas juste envie de se regarder le nombril, mais qu’on peut encore se laisser captiver par une simple chose fragile. On a cette faculté et c’est réjouissant.
Pour rendre la transition écologique moins anxiogène, il faudrait développer l'endroit de la joie, de l'envie et du plaisir d'être ensemble au travers de petites choses.
Nous parlons d’intelligence artificielle actuellement quand vous préférez travailler avec la matière naturelle.
Je m’interroge sans cesse sur la notion de progrès. Cette notion n’existe pas dans la nature, il s’agit d’évolution. Un progrès peut être perçu comme tel d’un certain point de vue, mais peut, d’un autre côté, représenter une régression. Est-ce que le progrès nous rend plus heureux ? Je n’en ai pas l'impression. Nous discutons de plus en plus par écrans interposés ; ces outils-là ne font pas partie de mon univers artistique, je préfère détourner des sous-produits de la nature.
J’utilise des bois de cerfs, un matériau qui ne sert à rien et qui tombe tous les ans. J'essaie de travailler avec ces sortes de rebuts organiques dans mes spectacles.
J’envisage de me servir de pissenlits. J'aimerais bien collaborer avec des herboristes, des producteurs de plantes. On en cultive bien pour faire des tisanes, pourquoi pas pour s’en servir dans une scénographie ? J'utilise déjà des fougères. Tous les ans j'en ramasse peut-être 200 que je fais sécher. Elles me servent toute l'année comme accessoires scéniques. Il arrive parfois qu’elles aient mal séché, que tout ait moisi… Ce genre d’aléa nous rappelle le principe de réalité quand on travaille avec une matière vivante qui est fragile, putrescible, et que toute la récolte peut disparaître. On ne maîtrise pas tout. Je trouve cette approche très intéressante.
Avez-vous d’autres questionnements ?
J’ai une vraie problématique de lieu. Je crois que pour fédérer, créer une dynamique, il faudrait un endroit pour rassembler les gens. Sans ça, je me sens un peu limitée. En même temps, je peux aussi essayer d'inventer des choses. Je me renseigne sur les tournées à vélo. Un des artistes de Libertivore a monté sa propre compagnie et travaille comme ça. J'ai appris qu’en Bretagne il y a des compagnies, même de cirque, qui font carrément des festivals à vélo. Ça donne envie de voir comment mutualiser. Et puis je trouve cette approche créatrice de lien. C'est une autre façon d’échanger.