Mieux tourner !
Fanny Soriano, co-créatrice de la compagnie Libertivore revient sur les difficultés rencontrées pour faire circuler les œuvres et les artistes, en France et à l’international. Quelles contradictions existent entre des normes de plus en plus strictes et les besoins des artistes voulant privilégier les transports en commun ? Comment tourner et inscrire un projet artistique dans un temps un peu plus long ?
Pour vos spectacles vous privilégiez des scénographies plutôt minimalistes ?
Le décor/agrès de mon premier spectacle « Hêtre » est une simple branche d'arbre d’1m90, assez légère. Je travaille et voyage avec depuis 20 ans. Avant, cela ne me posait aucun problème, je la prenais à la main, comme ma valise. Maintenant, les formats de bagages autorisés sont de plus en plus restrictifs. Il est déjà arrivé que la branche ne réponde pas aux normes de la SNCF ou des compagnies aériennes. Malgré son faible poids je ne peux même pas réserver un siège pour elle.
Il y a un peu plus de souplesse avec les instruments de musique, alors je dis parfois que c'est un didgeridoo. J’emballe la branche dans une belle housse en velours rouge. Je prends aussi des flyers et fais de la pédagogie. Parfois ça passe, certains contrôleurs sont plus conciliants. C'est un non-sens écologique total d'être obligé de la transporter en voiture plutôt qu’en train.
Depuis, nous avons fabriqué une fausse branche démontable, pour voyager en avion facilement. Mais ce n’est pas du tout la même chose esthétiquement, donc je privilégie la vraie branche autant que possible.
Pour « Phasmes », vous ne transportez aucun décor, c’est bien cela ?
Non, nous n’avons même pas de décor. La meilleure façon de jouer « Phasmes », c’est en extérieur. Nous demandons juste aux programmateurs d'acheter des sacs de liège expansé, un matériau utilisé en écoconstruction et fabriqué au Portugal. Nous jetons ce liège dans l'herbe et cela devient praticable pour les acrobates. C'est poussiéreux, ça ressemble à de la terre et recouvre le corps des artistes au fil du spectacle. C’est intéressant scénographiquement. À la fin, le liège est récupéré. J'aimerais qu’il soit donné à des personnes qui en ont besoin ou être sûre qu’il soit vraiment réutilisé. Ceci-dit, étant mélangé à des brins d’herbe, je ne sais pas à quel point il peut être réemployé.
Si on ne peut pas jouer dehors, il faut apporter des tatamis en salle. C’est dommage de les transporter sur des kilomètres alors qu'il y en a souvent quelque part autour du lieu où on va jouer. Aujourd’hui j'insiste pour trouver la ressource sur place.
Il faudrait une liste des structures, compagnies en France à qui on pourrait louer des tatamis, des gradins... Ça pourrait faire partie du cahier des charges des lieux et réduirait les coûts de tout le monde, avec un vrai bénéfice écologique.
Dans vos tournées, comment conciliez-vous le fait d’aller à l’international et le besoin de rationaliser vos déplacements ?
Avant le COVID, la compagnie a grandi très vite. Beaucoup d'opportunités de jouer à l'international se sont présentées et à l’étranger, les choses se font plutôt à la dernière minute. Par conséquent, organiser des tournées cohérentes et rester longtemps est très compliqué. Nous avons donc pris le parti de choisir un continent par an.
En 2019, nous avons tourné 3 semaines dans 5 pays d’Amérique latine, avec aussi des workshops. Nous avons tout organisé en un mois et demi.
En 2020, nous devions tourner 2 mois et demi en Asie : Chine, Taiwan, Corée, Japon et Cambodge, dont l’une des artistes est originaire. C'était une date sèche mais cela lui aurait permis de rester 3 semaines dans sa famille. Hélas le COVID a tout annulé.
En 2021, nous avions une petite tournée en Amérique du Nord avec 3 spectacles dont un plus gros, « Fractales », qui ne tourne pas en avion. Toujours est-il qu’entre le COVID et les difficultés d’organisation, nous avons bien déchanté. Même l’équipe administrative est fatiguée des tournées internationales.
En 2022, nous sommes quand même allés 3 semaines au Japon et en Corée. Nous en avons profité pour visiter, donner des workshops, afin que cela ait un peu plus de sens que de juste jouer notre spectacle et repartir.
Cette année, nous allons en Roumanie, en train, et avons refusé d’aller jouer en Espagne juste après car cela n’aurait eu aucun sens écologique.
Donc quand vous vous déplacez, ce n’est pas pour un unique spectacle. Vous profitez d’être sur place pour proposer d’autres formes ?
Oui, tout à fait. Nous avons plein de formats de workshops possibles, qui vont des maternelles aux pros du cirque ou de la danse. Cela montre que nos pratiques sont accessibles à tous, selon comment on se positionne. Nous avons aussi un projet photo qui s'appelle « Apparitions », que nous proposons à tous les lieux dans lesquels nous allons jouer. Nous essayons de collaborer avec des photographes locaux et d’axer ce travail sur le corps dans le paysage : souvent des sites naturels, parfois des espaces urbains. Ce projet invite à la rencontre avec quelqu'un qui nous fait découvrir sa région, son pays. Nous pouvons aussi le proposer à des groupes, aux classes ou en atelier pédagogique. Il est apprécié pour son côté ludique, un peu transversal entre arts plastiques et sport/cirque.
Qu’est-ce que le changement climatique a changé dans vos négociations avec les programmateurs ?
Nous avons ajouté à nos contrats de cession une clause disant que nous ne jouons pas au-delà de 32° C. Je suis parfois obligée de faire de la pédagogie pour expliquer aux diffuseurs que je protège les artistes. Nous les incitons à nous faire jouer à des horaires appropriés, dans de bonnes conditions, ou à prévoir des solutions de repli. Ça existe bien en cas de pluie, les lieux nous paient même s'il pleut, car ils sont couverts par les assurances. Les mêmes conditions devraient exister en cas de fortes chaleurs ou de canicule.